Nella fixait le plafond de sa chambre – et de celle des six autres
– sans rien dire. Elle avait douze ans et depuis cinq heures, elle
était officiellement orpheline. Elle regarda le dernier cadeau de
son père, un genre de grosse montre recouvrant son poignet droit.
Elle avait essayé de le détacher mais le machin semblait
s'accrocher comme une moule à son rocher. Elle ne comprenait pas
vraiment ce que qui s'était passé. Elle s'était apprêtée à
passer à table comme d'habitude et des gardiens rouges avaient
débarqués dans la maison. Ils avaient tirés une balle dans la tête
de son père et avaient entraînés sa mère vers une destination
qu'elle ignorait. Elle devait être morte à présent, parce qu’ils
l’avaient probablement torturée. En tant que professeur, elle ne
pouvait pas être assassinée à la légère comme son mari. Il
fallait des raisons – plus ou moins pertinentes devant un juge –
pour tuer un professeur. Le père de Nella n'était qu'une petite
pièce du grand puzzle de l'Ordre rouge. Autant dire que le supprimer
revenait à écraser un minable petit cafard. Elle sentit les larmes
lui monter aux yeux mais les refoula immédiatement. On ne pleurait
pas au centre de formation. Il ne fallait ni être faible, ni
pleurer, ni demander de l'aide. Les seules choses qu'elle avait connu
jusqu'à présent étant sa maison, étant encore malléable
puisqu'elle était une enfant, étant seule, on avait décidé de la
placer ici. Et pour rester en vie, elle avait décidé de se plier
aux ordres qu'on lui donnerait. Elle n'était pas pareil que les
autres et elle l'avait senti immédiatement. Tout d'abord parce qu'on
lui avait fait un tatouage sur le bras à son arrivée, chose qu'on
n'avait pas faite au garçon qui passait en même temps. Une série
de chiffres qu'elle regardait tellement qu'elle avait fini par les
mémoriser. «1100110». La suite était suivie par un petit triangle
renversé. Rien n'avait de logique là-dedans. Elle ne connaissait
pas ce codage. Pourtant son père avait pleins de livres avec des
milliers de codes. Mais rien de ce genre. Elle laissa retomber son
bras le long de son flanc et tourna la tête vers la fenêtre. On ne
pouvait pas encore sortir, le soleil tapait trop fort à cette heure
de la journée.
- Je veux aller dehors ! Se mit à brailler l'un des plus petits.
- La ferme ! S'exclama un plus grand aux cheveux bruns.
- Pourquoi ? Ce n’est pas interdit d'aller dehors ! S'écria l'autre.
- Eh ben si tu veux cramer y a pas de problèmes !
- Mes parents ils sortaient tout le temps ! Même à cette heure de la journée !
- Ben c'est t’être pour ça que t'es la tête d'ampoule...
Le petit se tût et se recoucha. Nella ferma les yeux. Les enfants se
trouvant au centre de formation étaient pour la plupart des
orphelins ou des enfants des rues. On les ramassait souvent affamés,
supposant qu'ils n'avaient eu aucune éducation. On avait donc décidé
qu'il fallait les civiliser pour qu'ils servent la communauté au
lieu d'être des rebuts. Mais avec brutalité et endoctrinement.
Nella avait souvent entendu les histoires de son père – une fois
la nuit tombée, les volets fermés et les voisins curieux partis –
qui racontaient que certains enfants étaient tués tant la formation
était rude. Elle ferma les yeux. Un homme lui avaient dit qu'on
viendrait les chercher pour commencer l'entraînement dès
aujourd'hui. En tant que nouvelle recrue, elle avait intérêt à
montrer l'exemple et ne pas mollir. En contemplant les autres
adolescents lorsqu'elle était passée dans la grande cour, Nella
avait constaté pleine d'effroi que les histoires étaient
probablement vrais. Ils étaient couverts de bleus, certains ayant de
grosses cicatrices, d'autres des blessures encore infectées. Elle ne
vit pas le soleil faiblir. Elle se rendit compte qu'il faisait nuit
parce qu'un formateur arriva sans crier gare dans la chambre.
- Debout ! Hurla-t-il.
Le formateur les conduisit dans une grande pièce. Là, il leur
ordonna de se déshabiller. Nella ne dit rien, même si elle était
terriblement gênée. Elle ne voulait pas se faire frapper. Sa
présence d'esprit ne fut apparemment pas partagée, parce qu'une
autre fille se mit à dire qu'il était hors de question qu'elle se
mette nue devant des garçons. Une gifle et un nez cassé plus tard,
elle obtempérait. On les fit ensuite se mettre en file indienne –
Nella eu pour la première fois de sa vie la désagréable sensation
d'être un objet – et on les fit avancer vers une formatrice.
Celle-ci prenait leur poignet et y implantait une puce. Ils
pourraient ainsi être repérables à tout moment et si ils étaient
en danger, on le saurait et ils seraient sauvés plus rapidement.
Nella se demanda pourquoi on leur demandait d'être nus pour ça mais
elle se garda bien de faire la remarque. Elle comprit juste après.
Une fois la puce insérée dans leur corps, leur tête était rasée,
ils étaient épilés au laser intégralement, on les stérilisait en
leur coupant ce que la mère de Nella appelait «leurs organes de
reproduction» puis on colorait leurs yeux en rouge. Bien évidemment,
on ne leur décrivit pas le procédé de stérilisation de la façon
qu'il aurait fallu. On leur expliqua brièvement qu'il allait falloir
faire une petite opération indolore appelé «suppression des
organes génitaux». La formatrice passait un laser sur leur ventre
et s'était terminé. Les autres, n'ayant jamais ouvert un manuel de
biologie ou même sut ce qu'étaient des organes génitaux, ils ne
comprirent pas ce qui se passait. Nella, si. Elle ne put
malheureusement rien faire. L'envie de vomir et la tristesse lui
déchirèrent les entrailles mais sa bouche resta close. Elle ne
pouvait rien faire. Elle laissait ces monstres déchirer son corps,
sa féminité, sa possibilité d'engendrer. Elle aurait voulu dire à
ses camarades ce qu'on leur faisait mais elle ne s'en sentait pas
capable. Elle porterait le poids de la vérité toute seule, sans que
personne ne sache rien.
- Nella ?
- Hum ?
- Je peux dormir avec toi ?
- Bien sûr Diaedin. Grimpe.
- Dis Nella...
- Hum ?
- Qu'est-ce qu'ils nous ont vraiment fait dans la salle blanche ?
- Oublie ça.
- Mais...
- Oublie, chuchota-t-elle en le serrant contre lui.
Les mois suivant commença l'entraînement des histoires. On les
formait à tuer. Il y avait un cours d'armes blanches, un cours
d'armes à feu, un cours de survie, un cours de sport de combat, un
cours de moral. Toutes les trois semaines, on les lâchait dans la
Forêt avec pour seuls amis un couteau et un masque à gaz. Ils
devaient rentrer tous seuls, sans aide extérieure. Si la forêt
avait été normale, ça n'aurait été qu'une affaire d'orientation
– ils avaient aussi droit à une boussole. Malheureusement, ça
n'était évidemment pas le cas.
La capitale de l'Ordre rouge, Iryanthera, étaient entourée d'un
gigantesque mur de plus de vingt mètres de haut. Il avait fallu
quarante ans, quatre-vingts milles morts dont soixante-dix milles
esclaves, pour le terminer. Au-delà, s'étirait la Forêt. En soi,
quand on restait à dix mètres des arbres, tout se passait bien.
Mais il ne fallait pas dépasser cette limite sinon on était mort.
Tout d'abord, une fois dans les sous-bois, respirer était synonyme
de mort car l'air était empoisonné. Ensuite, si vous aviez un
masque donc, il fallait affronter les prédateurs de la forêt. Mais
quand les prédateurs étaient la forêt elle-même, cela se révélait
légèrement plus complexe. Quand vous entriez dans une Forêt,
quelle qu'elle soit, tout devenait un ennemi. La petite marguerite
aussi. Surtout la petite marguerite en l’occurrence, puisqu'elle
semblait inoffensive.
La première fois, Nella faillit ne pas revenir, justement à cause
de la petite fleur innocente. Elle avançait avec Nakaba, une autre
fille, parce qu'elles pensaient qu'être en groupe était une
meilleure façon de rester en vie. Ça n'était pas une mauvaise
idée, en soi, si l'une d'elle n'avait pas décidé de perdre dès le
début. Nakaba avait justement remarqué une marguerite, or, elle
avait trouvé la fleur si attrayante qu'elle avait décidé de la
cueillir. Nella était allée chasser à ce moment-là. Elle n'avait
pas pu la prévenir. Lorsqu'elle était revenue, Nakaba gisait sur le
sol, un liquide vert coulant de ses lèvres parfaites, la main
transpercée par de longues aiguilles blanches. Empoisonnement. A
partir de ce jour-là, elle se jura de se méfier de tout. Encore
plus des plantes. Au centre de formation, on leur apprit finalement
les arbres à éviter à tous prix car ils vous attaquaient même si
vous ne les touchiez pas. Il y avait le craquolier, qui vous
attrapait avec ses gigantesques lianes, et vous tortillait tellement
que vous vous brisiez en milliers de morceaux. Il y avait aussi le
navd, anciennement appelé cerisier, dont l'odeur des fruits vous
attirait sans que vous puissiez rien y faire. L'arbre vous obligeait
à les manger et vous vous empoisonniez avec. C'était les deux
arbres de catégorie A, parce qu'à la connaissance du formateur,
personne n'était sorti vivant d'une confrontation avec l'un de ces
deux monstres de la nature. La seule chose comestible dans ces forêts
de la mort, c'était les prédateurs carnivores. En général, des
formes évoluées de léopard appelés «Daenkils», sinon des
modifications génétiques de rats ou de souris appelés «kriss».
Les daenkils avaient des mâchoires d'aciers et étaient dangereux
parce que leur pelage était noir, tout comme leur yeux. Ils
l'étaient également parce que les deux pattes qu'ils possédaient
en plus leur permettaient d'atteindre une vitesse de course de 120
km/h. Ce qui était plutôt rapide. Les kriss quant à eux, n'étaient
pas des prédateurs à proprement parler mais leurs dents libérant
du venin, il était considéré qu'il valait mieux les éviter. Ou
alors les manger en leur coupant la tête puisqu'ils stockaient le
venin dans des glandes situées près de leurs glandes salivaires.
La seconde fois que Nella fut lâchée dans la forêt, elle se
retrouva nez à nez avec un Daenkil. On leur avait appris à chasser.
Il se trouvait qu'elle était naturellement douée pour ça. Elle fit
deux pas sur le côté. Elle ne quitta pas l'animal des yeux. Son
couteau de chasse était glissé dans son étui, sur son bras gauche.
L'autre plissa les yeux, ouvrit la gueule, découvrant une rangée de
crocs énormes. Elle avala sa salive. Elle avait un peur et cette
horreur pouvait le sentir ! Elle plia les genoux et d'instinct,
s'élança sur la créature. Moment que choisit le Daenkil pour
plonger également. Sauf qu'il n'avait pas prévu, comme toute
créature qui pense terrifier tous ceux qu'il croise, que sa victime
souhaitait rester en vie. Le couteau se planta dans sa carotide, lui
découpa ensuite la jugulaire et remonta vers son oreille droite, lui
arrachant la mâchoire. Il mourut sans comprendre ce qui lui
arrivait. Son père avait toujours appris à Nella a respecter les
animaux, alors elle s'assit sur les talons et récita une prière
pour remercier dame nature de lui offrir un bon repas. Elle n'était
pas croyante, mais son père croyait que la forêt était agressive
parce qu'elle se sentait bafouée. Il pensait que si on la respectait
suffisamment, si on ne tuait pas trop, seulement pour survivre, elle
le sentait. Que si on accordait du respect aux créatures qui nous
nourrissait, elle le sentait également. Et peut-être qu'il avait
raison parce que le reste de son retour se passa sans encombres
majeurs.
La troisième fois, elle rencontra Iarek. Elle ne l'aimait pas trop.
Au centre de formation, il était arrogant. Il pensait que parce
qu'il était fils d'une famille fortunée – il était un des rares
à ne pas être orphelin – il allait être mieux traité que les
autres. Il s'était rapidement rendu compte que ça n'allait pas être
le cas, pourtant il ne s'était pas débarrassé de son air de
crâneur. Cependant il était seul et au centre de formation, la
solitude c'était la mort. Nella n'avait aucuns amis, mais elle
excellait dans tous les cours alors personne ne s'approchait d'elle.
Ce qui n'était pas forcément mieux puisque cela signifiait qu'elle
leur faisait peur. Cependant, lorsqu'elle croisa le fameux Iarek, il
était en bien mauvaise posture : attaqué par un navd. Elle rit à
l'intérieur puis se résonna, elle ne pouvait pas le laisser mourir
ici, sinon elle ne respectait pas la mémoire de ses parents. Elle se
jeta donc sur lui et fit ce qu'on leur avait appris au centre de
formation : elle planta son couteau dans le bras de son compagnon. La
douleur seule pouvait sortir la victime d'une transe provoquée par
un navd. Elle le traîna ensuite à distance suffisante pour qu'il
puisse reprendre ses esprits. Il resta allongé un moment contre
elle, sa respiration se soulevant petit à petit. Nella se sentit
mal. Le corps d’Iarek avait stoppé toutes transformations
pubertaires et son physique était plus androgyne que masculin. Ses
traits étaient fins et réguliers et aucun poil ne venait recouvrir
sa peau. Il en était de même pour tous les garçons du centre de
formation. Pour les filles, cela se voyait moins car leurs seins
poussaient de toute façon. Cependant aucune n'était réglée et
elles ne connaissaient pas les désordres hormonaux – acné ou
cheveux gras par exemple – que pouvaient subir des adolescents
normaux. Les gardiens rouges étaient des poupées parfaites et sans
défauts. Ils restaient cependant des êtres humains et le désir,
même sans reproduction, était bien présent. Cependant, les
relations étaient prohibées. Ceux qui étaient surpris en plein
acte de «copulation» disparaissaient pour toujours. A part son
père, Nella ne savait pas à quoi ressemblait un homme normal
puisque tous les formateurs étaient des gardiens rouges. Cela lui
fit peur. Elle ne trouvait pas attirant les visages graciles de ces
homologues masculins, elle ne trouvait pas leur peau glabre
attirante, elle ne trouvait pas leurs yeux rouges brillants. Elle ne
trouvait pas leurs cheveux soyeux jolis. Elle ne voyait que des
pantins. Elle ramena Iarek en quelques jours, chassant et se reposant
le jour, marchant la nuit. La nuit, il y avait moins de prédateurs –
étrangement – et les arbres semblaient plus tranquilles. Cette
Forêt était décidément pleine de secrets.
Un soir, Diaedin vint s'allonger près de Nella. Iarek dormait près
d'elle. Après sa mésaventure, il s'était mis à la coller et comme
sa présence n'était finalement pas si désagréable, elle l'avait
accepté à ses côté. Iarek avait le même âge qu'elle et il était
blond. Diaedin, lui, avait la peau brune et les cheveux noirs. Ses
yeux rouges rendaient mal mais ça n'était pas pire que sur Nella.
Celle-ci était rousse aux yeux rouges, ce qui était encore plus
effrayant. Le jeune garçon lui parla alors du massacre. Il avait
entendu des rumeurs mais elle ne comprit pas ce qu'il voulait lui
dire car il s'emmêlait les pinceaux.
- Ils ont dit qu'ils ont retrouvés une survivante près de la Forêt et qu'ils l'ont abattue.
- Qu'est-ce que ça veut dire...Depuis quand on tue des civiles ?
- Mais eux n'étaient pas des civiles Nella ! C'était des Etracs !
- Qu'est-ce que c'est ?
- Euh...Sérieusement ?
- Je ne vois pas comment j'aurais eu connaissance de cette «race», on est enfermés en cours toute la journée et quand on est en «excursion» on ne risque pas d'en apprendre plus sur le monde extérieur...
- Pas faux...
- D'ailleurs, où as-tu entendu ça petit fouineur, railla Iarek qui s'était réveillé.
- Dans les cuisines, marmonna Diaedin, contrarié par le surnom donné.
- Raconte, lui demanda Nella d'une voix douce.
- Très bien ! S'exclama le garçon, ragaillardi par l'entrain de son amie. J'écoutais donc aux cuisines parce que je sais que Parkin et Karo parlent toujours du dehors quand ils ont terminé leur service. Et ils ont parlé de ça.
- Ça ne me dit toujours pas ce qu'est un Etrac, souffla Nella.
- Etrac c'est un mot interdit, siffla Iarek rageur. Ce sont des...
- Je te rappelle que mes parents l'étaient, le coupa Diaedin. Que je le suis aussi mais que les formateurs l’ignorent. Tu veux que je meure ?
- Non mais...
- Les autres sont comme moi Iarek, murmura le jeune garçon d'une fois glaciale.
- Pardon.
- Bref je reprends ! Les etracs ce sont les guerriers de la forêt Nella ! Nous sommes les gardiens des arbres et les pacificateurs du nouveau monde !
- Mais ça c'est votre Courtère qui vous monte le bourrichon ! Protesta Iarek.
- Pas du tout !
- Bon ça suffit tous les deux, s'emporta Nella. Je veux dormir !
Les deux garçons se turent. Diaedin était déçu. Il pensait que ça
aurait intéressé la jeune fille. C'est pourquoi, lorsque Iarek se
fut rendormi, il s'approcha de Nella et lui chuchota à l'oreille «si
tu veux, la prochaine fois qu'on part, je te montre». Elle ne
répondit pas. Il crut qu'elle dormait. Ce n'était pas le cas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire